Par Lena Rossel (avril 2020), ethnographie réalisée dans le cadre du séminaire Nature et environnement : alternatives, altérités, transitions de la professeure Sabrina Doyon (département d’anthropologie, Université Laval)
Habitant à Québec depuis peu (janvier seulement), j’ai eu le loisir de me promener dans ses diverses rues et d’explorer ses différents quartiers. Le charme du Vieux-Québec contraste avec la vie vibrante de Ste-Foy et les quartiers résidentiels et éloignés de Neuchâtel ; les belles avenues de Limoilou sont un bonheur pour les yeux, et la vie alternative dans St-Roch et St-Jean-Baptiste apporte son lot de surprises, des chats habitant chaque coin de rue aux appartement remplis de plantes que l’on distingue furtivement derrière un rideau. Ces promenades se sont faites de plus en plus solitaires, et avec la vague déferlante du COVID-19, je me suis retrouvée contrainte, en plein de milieu de la session d’hiver, à déménager de ma résidence étudiante sur le campus de l’Université Laval dans un petit appartement (bien plus accueillant que ma chambre aux allures de cellule) en plein St-Roch, non loin de la rivière St-Charles. Ce nouvel environnement m’a permis de changer mes balades ; au lieu de me rendre en bus à tel ou tel endroit, je m’y rendais désormais à pied, appréciant marcher au bord de la rivière et la solitude des rues plus ou moins vides.
C’est en me promenant les oreilles au vent que je me suis rendue compte en premier que quelque chose avait changé. Je n’arrivais pas exactement à dire quoi ; cela semblait être quelque chose dans l’atmosphère, omniprésent à toute heure du jour et de la nuit. En y prêtant plus attention, et en en discutant avec un ami, j’ai découvert que ce qui me perturbait était en réalité un bruit de fond incessant, que je n’entendais pas lorsque je vivais à Ste-Foy. Mon ami me dit que cela provenait de l’usine de papier située dans le Vieux-Port, et qu’on voyait de loin dans plusieurs endroits de la ville avec sa tour en briques rouges et ses deux cheminées crachant de la fumée blanche de manière incessante. Ainsi, pendant les jours qui ont suivi, je me suis surprise à écouter par moments le grondement sourd qui émanait de l’usine de papier et, surtout, à essayer d’en faire obstruction.
Au moment où le monde ralentit, que les rues deviennent silencieuses et que le ciel se vide, à l’heure où chacun se replie chez soi (si c’est possible) dans son cocon, à l’abri des tumultes du monde et que le chant des oiseaux renaît peu à peu en raison du printemps mais aussi, peut-être, de l’absence d’humains, l’usine à papier Stadacona vrombit dans les rues de Québec. Et donc au moment où l’on suit les recommandations de l’écologiste Murray Schafer[1] d’écouter notre environnement et de prêter attention à l’acoustique de notre lieu de vie, émerge ce grondement, auparavant couvert par autre chose : le bruit des voitures, le bruissement de la ville. En arpentant les rues de la ville, j’ai tenté de me rendre compte jusqu’où on entendait l’usine : dans St-Roch, cela paraît normal, elle n’est pas si éloignée ; dans le Vieux-Québec et dans Limoilou non plus, cela ne m’a pas étonnée. Mais en montant dans la Haute-Ville, je me suis aperçue que même dans St-Jean-Baptiste, alors que l’usine se trouve tout de même à une certaine distance, on entendait encore le bruit provoqué par la fabrication du papier.
Sur son site internet, Papiers White Birch (PWB), le propriétaire de l’usine, décrit sa situation ainsi : « L’usine est située au confluent de la rivière Saint-Charles et du fleuve Saint-Laurent, un endroit pittoresque donnant sur l’historique Port de Québec et le Château Frontenac, l’hôtel le plus photographié au monde. Et l’usine est à une courte distance de route du Vieux Québec, le centre-ville historique de la ville de Québec. La région des montagnes Laurentiennes, un vaste territoire naturel avec la plus grande concentration de villégiatures dans l’est du Canada, est à moins d’une heure de route. La région de la ville de Québec offre une conciliation travail-vie exceptionnelle dans une ville de taille moyenne qui possède plus que sa part de personnalité et de commodités. »[2] Il est tout de suite frappant de remarquer à quel point PWB met l’emphase sur l’environnement naturel de l’usine : un point qui semble bien contradictoire quand on observe ses alentours immédiats, bétonnés. Je ne peux m’empêcher de ressentir une certaine anxiété à l’écoute de ce son, en réfléchissant à comment il en est venu à exister et à ce qu’il couvre – maintenant – et ce qu’il remplace : qu’entendait-on avant la construction de l’usine ? Son nom même, Stadacona, fait référence à un village iroquois visité par Cartier en 1534, quelques années avant l’établissement de la colonie qui deviendra la ville de Québec au même endroit. Quel était, alors, l’environnement acoustique du confluent de la rivière St-Charles et du fleuve St-Laurent ? Comme l’écrit Whitehouse, « anxiety points towards potential, as well as actual, loss. »[3]
En relisant l’introduction du livre de Schafer sur les environnements acoustiques, une notion m’est sautée aux yeux, celle de soundmark : « [it] is derived from landmark and refers to a community sound which is unique or possesses qualities which make it specially regarded or noticed by the people in that community. Once a soundmark has been identified, it deserves to be protected, for soundmarks make the acoustic life of the community unique. »[4] Ainsi, on peut s’interroger sur la définition du bruit que produit l’usine Stadacona : cela semble correspondre au soundmark dans le sens où c’est un son qui est particulier à cet endroit, sans pour autant être un signal de quelque sorte (comme une alarme ou une sirène[5]), mais n’est pas non plus inhérent, géologiquement ou biologiquement parlant, à ce lieu (keynote). Est-ce que cela en fait un son à protéger ? Tout dépendra d’à qui on pose la question. Les travailleurs de l’usine, sans doute, veulent garder ce son présent, car il leur garantit un emploi et de quoi vivre ; il en va de même pour les dirigeants de la ville de Québec, à laquelle l’usine rapporte un revenu non-négligeable annuellement ; et, il en va de soi, la Papiers White Birch. De l’autre côté, les habitants qui n’ont que faire d’une usine à papier dans leur ville, tel mon ami, qui se désole de ne pouvoir écouter sereinement les petits bruits de la nuit sans devoir endurer le bruit sourd qui émane de la Stadacona.
Schafer écrit aussi que « the acoustic environment of a society can be read as an indicator of social conditions which produce it and may tell us much about the trending and evolution of that society. »[6] Cette citation est interpellante : à l’image du bruit de fond de l’usine qui efface les autres autour de lui, nos villes sont-elles vouées à vivre (et provoquer) un effacement progressif des sons autres que ceux de son industrie et de ses voitures ? Est-ce que les keynotes sounds vont peu à peu perdre de leur propriétés géographiques « naturelles » et être remplacés par le bruit des autoroutes, des usines ? Ce bruit serait-il un moteur d’éloignement de notre environnement naturel, un facteur d’aliénation de plus ? Schafer dit aussi que « hearing is a way of touching at a distance and the intimacy of the first sense is fused with sociability whenever people gather together to hear something special. »[7] En nous imposant des sons continus et qui obstruent tous les autres, est-on en train de perdre un lien important à notre écosystème sans nous en rendre compte ? En effet, mon expérience l’illustre : la plupart de ces bruits s’insinuent insidieusement dans notre quotidien, sans que l’on s’en aperçoive tout de suite. Et c’est une fois qu’ils sont installés pour rester et qu’ils grossissent que l’on se rend compte de ce dont ils nous privent : une connexion intime avec notre environnement. C’est d’ailleurs ce qu’affirme Whitehouse : les sons humains (anthrophony) sont en train de noyer les sons géologiques (geophony) et biologiques (biophony)[8]. L’ouïe n’est évidemment pas le seul sens touché par cette obstruction, mais elle est peut-être celle qui est le plus difficile à saisir, car il est facile de faire abstraction de ce qu’on ne souhaite pas entendre.
Le bruit d’une usine de papier : un sujet qui peut paraître singulier dans le cadre d’une ethnographie locale sur les monstres, les fantômes et les co-constructions. En effet, ce n’est pas un objet vivant per se, pas plus qu’une mutation organique au sens où l’entend Tsing[9]. Toutefois, il n’en reste pas moins que c’est un résultat de l’industrie de notre époque, et que ce changement dans le paysage acoustique est représentatif de la modernité dans laquelle nous vivons. L’aspect même de l’usine semble plutôt « monstrueux », avec sa tour émergeant au-dessus des toits et visible depuis de nombreux endroits dans la ville, sans parler des alentours immédiats de l’usine, vaste étendue grise de routes et de bâtiments en béton sombre. Sa proximité immédiate au St-Laurent et à la rivière St-Charles a de quoi affecter aussi : l’appropriation des berges des fleuves et des rivières du monde par des usines de tout type est un autre effet symptomatique de notre époque, alors que nous devrions prêter meilleure attention à ce qui se déverse dans l’eau, afin d’éviter de créer, véritablement, des monstres – ou des fantômes. Tsing tient à mettre en perspective la position des humains dans ce monde étrange et l’attitude à adopter : « Somehow, in the midst of ruins, we must maintain enough curiosity to notice the strange and wonderful as well as the terrible and terrifying. (…) Such curiosity also means working against singular notions of modernity. How can we repurpose the tools of modernity against the terrors of Progress to make visible the other worlds it has ignored and damaged? Living in a time of planetary catastrophe thus begins with a practice at once humble and difficult: noticing the worlds around us. »[10] Cette action de noticing se passe, selon moi, en bonne partie en remarquant les bruits qui nous entourent. L’ouïe, trop souvent dénigrée en faveur de la vue dans le monde fulgurant d’images qu’est le nôtre, a à présent une place importante à jouer dans la reconquête de nos sens et, par là, la reconquête de notre intersubjectivité avec tout ce qui nous entoure. En cette période de confinement et de silence, le bruit de l’usine nous rappelle que la marche du monde, bien qu’en pause, n’est pas à l’arrêt, et qu’il est peut-être temps de se pencher justement sur ces choses qui ne s’arrêtent jamais : les usines, les transports, l’exploitation, mais aussi la marche lente de la terre, le retour du printemps et le chant des oiseaux et des insectes. Le bruit de l’usine est peut-être omniprésent, mais l’on entend aussi plus fort celui de la vie qui se réveille, et qu’on ne doit pas laisser expirer.
[1] Murray R. Schafer, The soundscape: our sonic environment and the tuning of the world, Rochester, Destiny Books, 1994, 320 p.
[2] Papiers White Birch, Usine Stadacona, https://whitebirchpaper.com/fr/compagnie/nos-usines/usine-stadacona/.
[3] Andrew Whitehouse, « Listening to Birds in the Anthropocene: The Anxious Semiotics of Sounds in a Human-Dominated World », Environmental Humanities, 2015, vol. 6, p. 55.
[4] M.R. Schafer, The soundscape: our sonic environment and the tuning of the world, op. cit., p. 10.
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 7.
[7] Ibid., p. 11.
[8] A. Whitehouse, « Listening to Birds in the Anthropocene: The Anxious Semiotics of Sounds in a Human-Dominated World », art cit, p. 57.
[9] Anna Tsing et al., Arts of Living on a Damaged Planet: Ghosts and Monsters of the Anthropocene, s.l., University of Minnesota Press, 2017, 352 p.
[10] Ibid., p. M7.