Tramway Inc. : Le transport en commun à Québec d’hier à aujourd’hui

Par Simon Bilodeau (avril 2019), ETHNOGRAPHIE RÉALISÉE DANS LE CADRE DU SÉMINAIRE NATURE ET ENVIRONNEMENT : ALTERNATIVES, ALTÉRITÉS, TRANSITIONS DE LA PROFESSEURE SABRINA DOYON (DÉPARTEMENT D’ANTHROPOLOGIE, UNIVERSITÉ LAVAL)

L’histoire du transport en commun de la ville de Québec suit l’évolution de son environnement urbain. Au fil des 150 ans que cette histoire couvre, le souci de l’environnement s’est transformé grandement pour aboutir aujourd’hui à suivre les principes du développement durable. Ce récit est aussi celui de certains intérêts économiques et de l’idée de croissance, deux éléments intimement liés aux visions du futur spécifiques à l’idée du ‘progrès’. Ce sont ces visions du futur auxquelles je m’intéresse dans ce travail, regardant comment nous avons tour à tour expulsé l’environnement et la nature à l’extérieur du transport en commun pour mieux y revenir aujourd’hui sous un discours de développement durable. La première partie de ce travail est un bref récit de l’évolution du tramway et du passage vers l’autobus à Québec. La deuxième est, quant à elle, une analyse mélangeant texte et photographie.

 

Une brève histoire du tramway à Québec

La Québec Street Railway est fondée par un groupe d’hommes d’affaires en 1863. Tirés par deux chevaux, les premiers véhicules circulent sur des rails en bois dès 1865 (AVQ[1] : Tramway). La première ligne de tramway relie le quartier Saint-Sauveur à partir de la rue de la Couronne jusqu’au marché Champlain situé où l’actuelle gare fluviale (Pharand 1998 : 17). En 1878, une autre compagnie, la St John Street Railway, s’occupe de relier différents secteurs de la Haute-Ville sur des rails en métal. Le tramway s’électrifie en 1897 et la nouvelle Quebec District Railway lance ses premiers wagons, assurant dorénavant la liaison entre la Haute et la Basse-ville. Deux ans plus tard, la Quebec Railway, Light & Power Co. est créée par la fusion de la compagnie ferroviaire Québec, Montmorency et Charlevoix, la Montmorency Electric Power Co. et la Quebec District Railway Co. Au fil des ans, l’infrastructure s’étend pour couvrir de nouveaux secteurs comme Beauport et Montmorency ou encore le boulevard St-Cyrille (aujourd’hui René-Levesque) jusqu’au terminus Saint-Louis. À partir de 1938, ce qui est maintenant la Quebec Railway, Light, Heat & Power Co. remplace peu à peu les tramways par des autobus jusqu’à la fermeture tardive des lignes en 1948 (repoussée par la Deuxième Guerre mondiale). Si des plans ont été dessinés pour réintroduire le tramway dans les années 1970, ce n’est qu’avec le nouveau ‘plan structurant’ que le projet semble se concrétiser.

Le tramway hippomobile 

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Rue Saint-Jean-Baptiste au coin de la rue Couillard et de la Côte de la Fabrique, avant 1897. Source : Archives de la ville de Québec

 

Si les animaux peuvent être des indicateurs de la condition humaine en tant que ‘compagnon species’ (Tsing 2012 : 144), leur exclusion est tout autant significative que leur inclusion. « Vers 1860, on dénombre quelque 2 000 chevaux de transport dans la ville [de Québec], sans compter les bêtes réservées à l’usage personnel de leur propriétaire » (AVQ : Calèches). À Québec, les chevaux ont été utilisés pour tirer les tramways de 1865 à 1897, année de l’électrification du système de transport en commun (Nadeau 2018). Sur la photo ci-dessus, on peut voir cette utilisation à la fois pour le tramway et pour le transport individuel de marchandises et de personnes. Les chevaux, utilisés pour leur force physique de travail (chevaux-vapeur), participent activement à l’économie de la ville et font partie de l’environnement urbain.

En 1865, les premiers wagons seront mis sur la place publique pour la contemplation et la visite de tous, suscitant l’admiration envers cette image matérielle forte du progrès (Pharand 1998 : 19). Cependant, cette vision changera assez vite, puisque quarante ans plus tard, « la traction animale [dans le transport en commun] va finalement disparaître des rues de Québec à l’automne 1897, victime du progrès et de sa propre désuétude » (Pharand 1998 : 29). La ville de Québec, en compétition avec d’autres villes d’Amérique du Nord, avait alors des soucis de salubrité qui allaient de pair avec des visées modernisatrices. En 1907, quelques années après l’électrification des tramways, ce sont finalement tous les animaux qui seront interdits à l’intérieur des wagons (Pharand 1998 : 60), participant du même coup à améliorer l’hygiène publique générale. Le futur moderne était alors sans chevaux, vestiges d’un passé vétuste et insalubre.

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Rue Saint-Jean-Baptiste au coin de la rue des Glacis et du carré d’Youville, dans les environs de 1920. Source : Archives de la ville de Québec

 

Déjà dans les années 1920, les chevaux n’ont plus la place qu’ils avaient à Québec. Si des calèches continuent d’arpenter les rues de la ville, le rôle qu’elles jouent dans l’économie et le quotidien des habitants s’amenuit. La montée de la voiture indique la fin provisoire et localisée d’une relation immémoriale entre les chevaux et les êtres humains dans la ville de Québec. Comme beaucoup de grandes villes de l’époque, la poursuite de la modernité et ses visions d’un futur moderne auront sectionné cette relation interespèce pour des raisons d’efficacité, de propreté, de salubrité et de confort (ce qui n’est pas nécessairement négatif dans le cas de ‘bêtes de somme’).

Ces changements ont été apportés, et le sont toujours d’ailleurs, par des gens possédant le capital pour réaliser leur vision du futur, généralement à l’époque des hommes d’affaires comme Horace Jansen Beemer et Rodolphe Forget ayant à la fois des intérêts économiques importants ainsi que des relations politiques puissantes (Pharand 1998). Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que l’on qualifie souvent les gens ayant pensé et transformé l’environnement urbain de ‘visionnaires’. Le capitalisme, il ne faut pas l’oublier, est depuis longtemps un acteur puissant dans la transformation de l’environnement (Moore 2015), qu’il soit urbain ou non.

La transition des années 1940 et 1950

Avant la fin des opérations du tramway à Québec le 27 mai 1948, 11 parcours desservaient la ville, allant de l’hôpital Saint-François d’Assise au Château Frontenac, de Saint-Sauveur à St-Roch et du boulevard St-Cyrille jusqu’à la rue des Érables (Nadeau 2018). L’extension du réseau s’est faite en même temps que celle de la population de la ville, passant de 50 000 en 1865 à 150 000 en 1931 (AVQ : Une ère de transformation). En 1938, on voit déjà les changements qui s’opéreront dans les années à venir dans la transition vers la voiture (voir photo suivante). Les infrastructures routières de la ville sont de plus en plus prêtes à accueillirent le nouveau mode de transport en commun qui est encore en vigueur aujourd’hui : l’autobus.

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Carré d’Youville durant le Congrès eucharistique national de 1938. Source : Nadeau, Radio-Canada

 

Cependant, avant d’être tabletté par l’histoire, le tramway s’est lui-même modernisé. Ainsi, l’électrification des tramways de 1897 apporte avec elle des améliorations : « avec ces tramways « tout confort », Québec passe à l’ère moderne. Les véhicules sont équipés de chaufferettes fonctionnant à l’électricité. Cela représente un net progrès par rapport aux voitures à chevaux, où l’on se contentait d’isoler le plancher au moyen d’une couche de paille comme seule protection contre le froid » (AVQ : Tramway, mes italiques).

René Bouchard, dernier opérateur encore en vie ainsi que conducteur du dernier tramway ayant roulé à Québec le 27 mai 1948, raconte qu’il travaillait alors 7 jours par semaine pour un salaire de 21 cents de l’heure (Nadeau 2018). Pour lui, le tramway était beaucoup plus confortable que l’autobus puisque chauffé, permettait une liberté et un espace plus grand aux chauffeurs et donnait à ces derniers une vue imprenable sur la ville de Québec.

InterieurWagon

L’intérieur d’un wagon de tramway, vers 1930. Source : Archives de la ville de Québec

 

Bouchard parle aussi de l’engouement suscité par les nouveaux autobus. Ils étaient exposés à la place Jacques Cartier pendant une semaine où les usagers pouvaient venir les visiter. Le passage du tramway aux autobus s’est justifié par les nouvelles réalités créées par l’étalement urbain et l’ascension de l’automobile et de l’autobus, mode de transport plus flexible couvrant un plus grand territoire que les trajets à sens unique du tramway. La transformation de la ville de Québec en ville moderne, influencée par le plan d’urbanisme de 1956 concocté par Édouard Fiset, Roland Bédard et Jacques Gréber, a consacré la place des quatre roues motorisées dans la ville, apportant des solutions tout aussi ‘modernes’ que les problèmes de congestion liés à l’adoption grandissante du mode de vie de la société de consommation nord-américaine (Lemoine 2011).

C’était alors l’ère du béton (Bouchard 2016). La nature ne faisait pas partie des considérations des planificateurs modernes, permettant la transformation de l’environnement urbain de Québec en un réseau routier gigantesque servant à desservir une ville ‘fonctionnelle’ à la Le Corbusier (Lemoine 2011). Le passage du tramway à l’autobus s’est ainsi fait de manière positive : les visions du futur étaient orientées vers l’efficacité et le confort qu’apporte le progrès technique et technologique ainsi que la croissance économique. Le souci de l’environnement ne portait certainement pas sur les relations entretenues par l’espèce humaine avec la nature alors que les visions d’avenir étaient tournées vers la conquête de la lune. L’absence d’un discours et d’une volonté de considérer l’environnement et la nature chez les planificateurs est aussi significative, participant directement à transformer notre environnement selon une vision du futur spécifique, et ces impensés sont la face cachée d’abstractions concrètes qui façonnent le monde (Moore 2015 : 595).

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Wagon remisé n’ayant pas été brulé, chutes Montmorency, 1950. Source : Archives de la Ville de Québec

 

Le tramway comme porte d’entrée dans le XXIe siècle

Le réseau structurant de la ville de Québec s’ancre dans le Plan de mobilité durable (Ville de Québec 2011). « [Ce plan] repose sur six grandes orientations qui placeront Québec et sa région dans le peloton de tête des régions urbaines du monde qui sont modernes, attrayantes, vivantes et respectueuses de leur environnement » (2011 : 28). Son but est de « structurer, consolider et développer le territoire urbain par le transport public » (2011 : 29). Le tramway est au cœur de ce projet de développement durable et son slogan est « En route vers la modernité » (Ville de Québec 2018). Si le souci de l’environnement traverse les plans du transport en commun de Québec aujourd’hui, il reste orienté à l’intérieur d’une matrice d’idées liées au progrès et à la croissance.

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Esquisse du futur tramway de Québec. Source : Radio-Canada

 

Pour moi, il est intéressant de regarder l’évolution des visions du futur qu’ont suscitées les divers modes de transport en commun de la ville de Québec et la place qu’y occupent à la fois l’environnement et la nature. Ces visions ont été globalement liées à un progrès reproduisant la division entre nature et culture. Dans le cas de la ville de Québec, la nature devait être évacuée pour des questions de salubrité, est devenue un impensé lors de la bétonisation de la ville puis est revenue sous la forme qu’on lui connait aujourd’hui sous l’anthropocène dans le plan de développement durable de la ville. Elles ont aussi été portées par le capitalisme et les gens de l’époque admirant les objets matériels modernes comme les nouveaux tramway et autobus, réalités tangibles de visions du futur portant sur un environnement urbain moderne devenues réalité. Ces visions du futur expulsent et intègrent tour à tour la nature selon des modalités différentes, soulignant les changements dans ce qui est désirable et bon. Aujourd’hui, cette nature est réorientée à l’intérieur du projet de la modernité sous le nom de développement durable dans lequel on essaie tant bien que mal d’intégrer le souci environnemental contemporain comme partie intégrante de ce qu’est être moderne.

Cependant, les futurs environnementaux ne sont pas monolithiques ni statiques : ils bougent à travers les institutions et la société civile. Par le fait même, ils sont perpétuellement en train d’être transformés, appropriés et propagés par ceux qui s’y intéressent et y prennent part, produisant une variété de réponses différentes. Les controverses autour du projet du tramway ainsi que de celui du troisième lien à Québec sont de bons exemples de projets qui s’ancrent dans des visions environnementales différentes du futur. Les problèmes environnementaux n’y sont pas vus de la même façon et l’on planifie et espère le futur selon des orientations différentes. Dans ces visions du futur, la nature et l’environnement sont orientés et cela a des impacts sur ce que nous décidons de faire avec eux, participant à leur co-construction et à notre propre co-construction. Dans le cas du transport en commun, ce mouvement a premièrement expulsé la nature du transport en commun pour y réintroduire subséquemment les conséquences de l’action humaine sur l’environnement.

 

Conclusion

Les changements dans le transport en commun à Québec ont suscité à travers le temps des espoirs liés à la modernité, au progrès et à la croissance dans lesquels l’environnement et la nature ont été orientés de manières diverses. Au moins (!), « depuis toujours, notre Capitale a su garder le vent dans les voiles; un vent de croissance, qui la pousse à se dépasser et à se transformer. Une fois encore, Québec s’apprête à entrer dans une ère de mobilité plus moderne et mieux adapter aux besoins grandissants de chacun d’entre nous » (Ville de Québec 2018). La roue tourne, et ce qui était hier considéré comme vétuste est aujourd’hui la solution de l’avenir. Ainsi, croissance et progrès sont toujours centraux dans les visions du futur, participant aux problèmes plutôt qu’aux solutions. Finalement, si notre époque nous semble marquée par un déficit d’espoir (Kleist et Jansen 2016), c’est sûrement parce que le siècle précédent en était trop rempli, voyant notre bonheur futur dans un autobus.

Bibliographie

ARCHIVES DE LA VILLE DE QUÉBEC, Page d’histoire : Tramway. Consulté sur internet (https://www.ville.quebec.qc.ca/citoyens/patrimoine/archives/pages_histoire/tramways.aspx), avril 2019.

________, Page d’histoire : Calèches. Consulté sur internet (https://www.ville.quebec.qc.ca/citoyens/patrimoine/archives/pages_histoire/caleches.aspx), avril 2019.

________, Portrait : Une ère de transformation (1867-1945). Consulté sur internet (https://www.ville.quebec.qc.ca/apropos/portrait/histoire/1867-1945.aspx), avril 2019.

BOUCHARD, S., 2016, Les yeux tristes de mon camion. Montréal, Éditions du Boréal.

KLEIST, N. et S. JANSEN, 2016, « Introduction: Hope over Time—Crisis, Immobility and Future-Making », History and Anthropology, 27, 4 : 373-392.

LEMOINE, R., 2011, « 1956 : un premier plan d’urbanisme pour Québec », Québec Urbain. Consulté sur internet (https://www.quebecurbain.qc.ca/2011/05/13/1956-un-premier-plan-d-urbanisme-pour-quebec/), avril 2019.

MOORE, J. W., 2017, « The Capitalocene, Part I: on the nature and origins of our ecological crisis », The Journal of Peasant Studies, 44, 3 : 594-630.

NADEAU, J.-F., 2018, « Souvenirs du dernier opérateur de tramway de Québec », Radio-Canada. Consulté sur internet (https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1094779/tramway-dernier-operateur-quebec-rene-bouchard), avril 2019.

PHARAND, J., 1998, Les tramways de Québec. Québec, Publications MNH.

RÉSEAU DU TRANSPORT DE LA CAPITALE, 2003, Le tramway de Québec : Une nouvelle vision de la mobilité urbaine. Consulté sur internet (https://www.rtcquebec.ca/portals/0/Pages/A_Propos_Du_RTC/Publications/Doc/RapportTramway_Quebec.pdf), mars 2019.

TSING, A., 2012, « Unruly Edges: Mushrooms as Companion Species: for Donna Haraway », Environmental Humanities, 1, 1 : 141-154.

VILLE DE QUÉBEC, 2011, Plan de mobilité durable : Pour vivre et se déplacer. Consulté sur internet (https://www.ville.quebec.qc.ca/apropos/planification-orientations/transport/docs/PlanMobiliteDurable.pdf), mars 2019.

______, Trajet du tramway à Québec [en ligne]. Québec, 2018, 4 min. Disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=E5znmm2slek: (consulté le 07/03/2019).

[1] Archives de la ville de Québec

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