L’approche ontologique en anthropologie a été influencée, entre autres, par les travaux de Bird-David (1999), Viveiros de Castro (1998, 2009), Descola (2000, 2005), Latour (1991), Henare et al. (2007), Clammer et al. (2004), Blaser (2009, 2013) et Poirier (2008, 2013). Tout en s’intéressant à la nature des relations entre les personnes humaines et non-humaines, cette approche propose un recentrage des questions épistémologiques autour des théories de l’existence.
L’approche ontologique revisite les frontières tracées entre les domaines de la « culture », de la « nature », du « vivant », du « non-vivant », de l’«objet » et du « sujet ». Ces réflexions proviennent d’études ethnographiques menées auprès de divers groupes culturels qui ne distinguent pas ou qui distinguent différemment ces domaines. Par exemple, dans leurs études ethnographiques, Irving Hallowell (1960) et Adrian Tanner (2004) soulignent que le domaine de la « nature » n’est pas conceptualisé chez les populations algonquiennes (Autochtones du Nord-Est américain) puisque l’ «être » et la « nature » ne sont pas des entités séparées; la nature étant plutôt intrinsèque à la vie et à l’existence de chaque être.
L’approche ontologique va au-delà de l’universalisme (un monde/une nature humaine) et du multiculturalisme (un monde/plusieurs cultures). L’approche ontologique s’accorde plutôt à ce que Viveiros de Castro (1998) nomme le « multinaturalisme » (des mondes/des cultures) qui implique la coexistence de plusieurs mondes. Selon cette approche, il n’y aurait donc pas plus de nature universelle qu’il y a de culture universelle. Il n’y a que des « natures-cultures » et ce sont elles qui offrent la seule base de comparaison possible (Latour 1991).
Le perspectivisme est une notion développée par Eduardo Viveiros de Castro (1998, 2009) pour caractériser la manière dont les humains, les animaux et les esprits se perçoivent eux-mêmes et se perçoivent les uns les autres dans les cosmologies amérindiennes : « tous les êtres voient le monde de la même manière – ce qui change, c’est le monde qu’ils voient » (Viveiros de Castro 1998 : 446).
Selon Viveiros de Castro, la différence de perspective vient de la distinction des corps. Le corps n’est pas défini uniquement par la physiologie, mais aussi par les affects ou les capacités qui singularisent chaque sorte de corps : son alimentation, son habitat, ses déplacements, sa vie en groupe ou en solitaire, etc. Le corps se veut donc comme un « ensemble d’affections ou de façons d’être qui constituent un habitus» (Viveiros de Castro 1998 : 447). Ainsi, les frontières ontologiques sont marquées par le corps. Toutefois, ces frontières entre soi et autrui sont perméables. Des exemples de récits de métamorphose, où les perspectives sont empruntées à une autre culture – à un autre corps – démontrent, selon Viveiros de Castro, la possibilité de passer d’un univers culturel à un autre – d’une nature à une autre. C’est d’ailleurs Viveiros de Castro qui développe le concept du « multinaturalisme » discuté précédemment.
(Benoît Éthier, février 2016)
Image: Opiticiwan (Benoit Éthier 2015).
Notcimik: là d’où je viens, dans une logique atikamekw il n’y a pas de distinction entre l’existence humaine et son environnement. .
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Références :
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—–, 2009. « The Threat of the Yrmo : The Political Ontology of a Sustainable Hunting Program », American Anthropologist, 111 (1) : 10-20.
Clammer, John, Sylvie Poirier et Eric Schwimmer (dir.), 2004, Figured Worlds : Ontological Obstacles in Intercultural Relations, Toronto:Toronto University Press.
Descola, Philippe, 2005. Par-delà nature et culture, Paris: Gallimard.
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Hallowell, Irving A., 1960. « Ojibwa Ontology, Behaviour and Worlds View » : 19-52, In Stanley Diamond (dir.), Cultural in History : Essays in Honor of Paul Radin, New-York: Columbia University Press.
Henare, Amira, Martin Holbraad et Sari Wastell (dir.), 2007. Thinking Through Things. Theorising Artefacts Ethnographically, London: Routledge.
Latour, Bruno, 1991. Nous n’avons jamais été modernes: Essai d’anthropologie symétrique, Paris: Éditions La Découverte.
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