Par Benjamin Malo (avril 2020), ethnographie réalisée dans le cadre du séminaire Nature et environnement: production et construction entre crises et espoirs de la professeure Sabrina Doyon (département d’anthropologie, Université Laval).
Les pylônes électriques et les terrains laissés en friche sur lesquels ils reposent font partie de notre socialité. Ils transcendent les paysages, qu’ils soient ruraux ou urbains. Quelles sont les articulations nature-culture au sein de ces lieux, voire de ces non-lieux pour reprendre Marc Augé (Augé 2010)? Comment des lieux pris pour acquis regorgent-ils d’assemblages?
Ce travail sur les pylônes électriques a pour origine deux questionnements et thématiques que je souhaitais explorer. Premièrement, je désirais réaliser mon ethnographie auprès d’un symbole national québécois. Réaliser l’ethnographie d’un tel symbole pourrait me permettre d’avoir un regard sur la culture québécoise, d’où une certaine anthropologie du proche (Bellier 2002). Deuxièmement, je voulais faire l’ethnographie de quelque chose qui fait partie du paysage de tous les jours, mais que nous avons tendance à tenir pour acquis. En un sens, l’ethnographie des pylônes électriques d’Hydro-Québec se trouve justement à la jonction du symbole national et du tenu pour acquis. Pour ce faire, je vais m’intéresser à des pylônes électriques près de chez moi : ceux du quartier Duberger. J’ai comme ambition d’explorer les interrelations et les coconstructions nature-culture de ces pylônes. Plus particulièrement, je vais faire l’ethnographie de ce phénomène et le regarder à la lumière du « soundscape » (Whitehouse 2015) en plus d’effectuer des rapprochements avec la notion de « fantôme » développée par Ana Tsing (Tsing et al. 2017). Au terme de cette réflexion, je devrais être en mesure de relever comment ces pylônes siégeant au sein d’espaces vraisemblablement vides s’insèrent dans la socialité de tous les jours.
Le développement hydroélectrique québécois a réellement débuté en 1944 lorsqu’Hydro-Québec a été créée comme société d’État (Hydro-Québec 2020a). Elle a d’abord travaillé à rétablir le réseau électrique peu entretenu par les compagnies privées dans les années 1950 avant de procéder au déploiement de grands projets hydroélectriques dans les années 60 et 70, notamment le chantier de la Baie-James. À l’époque, il s’agissait du « plus grand complexe hydroélectrique du monde » (Hydro-Québec 2020b). Hydro-Québec s’est alors retrouvée face à un problème de taille : comment transporter toute cette électricité dans les grands centres urbains? Afin de se rendre chez soi, l’électricité doit souvent parcourir de grandes distances (Hydro-Québec 2020c). Par exemple, près de 1 000 kilomètres séparent la Baie-James et Montréal (Hydro-Québec 2020d). Pour pallier cette problématique, Hydro-Québec, en 1965, a inventé des lignes à haute tension capables de transporter jusqu’à 735 000 volts d’électricité (Hydro-Québec 2020d). Néanmoins, tout un chantier doit être mis en place pour ériger les pylônes permettant le transport de cette électricité.
D’abord, le tracé des lignes à haute tension est défini par Hydro-Québec. Puis, les ouvriers aménagement l’espace où sera construit les pylônes en mettant notamment de côté la terre végétale pour la réutiliser lorsque le chantier sera complété. Parallèlement à cela, le matériel est transporté et assemblé sur place. Par la suite, les pylônes sont levés, les câbles déroulés et les contrepoids installés. Enfin, Hydro-Québec procède à une « remise en état des lieux » : le terrain est nettoyé, nivelé et sa végétation restaurée (Hydro-Québec 2020c). Plusieurs types de pylônes peuvent être installés. Dans le cas de mon ethnographie, j’ai observé des pylônes de type tubulaire (Hydro-Québec 2020e).
Comme vu à travers ces étapes, la construction de pylônes ne se fait pas sans remodeler l’environnement. D’un côté, l’espace doit être aménagé, même si des efforts sont faits pour restaurer l’environnement et, d’un autre côté, il y a la mise en place des pylônes eux-mêmes. Dans les deux cas, l’empreinte semble durable sur le paysage et l’environnement s’en retrouve transformé, tout comme la socialité. Est-ce que ces transformations sont durables? C’est avec cette question en tête que j’ai réalisé mon ethnographie.
Sur le plan méthodologique, mes observations n’ont pas été systématiques. J’ai eu l’opportunité d’observer les pylônes le matin, en journée ou le soir en allant faire une promenade ou simplement en attendant l’autobus, car l’arrêt se trouve à proximité. Je dirais que j’ai effectué environ 15 observations de 5 minutes sur une période s’échelonnant de janvier à mars. Toutefois, comme j’habite près, j’ai eu l’occasion d’observer passivement les pylônes depuis le mois d’août 2019. Cela dit, mon ethnographie prend deux points d’accroches principaux : les pylônes en tant que tels et le terrain sur lequel ils sont situés.
Les pylônes tubulaires que j’ai observés sont constitués d’un immense cylindre de près de 40 mètres de haut. Ces derniers semblent avoir un diamètre de 4 mètres. La cime des pylônes comporte 3 branches perpendiculaires. Les branches supportent chacune des lignes électriques longues d’environ 300 mètres, et ce, entre chaque pylône. Ils sont blancs, mais tirent vers le gris. La plupart des pylônes comportent des graffiti près de leurs racines. Une échelle métallique allant jusqu’au sommet est enclavée aux pylônes. Aussi, les lignes électriques soutenues par ceux-ci émettent un son électrique de bourdonnement. Dans l’ensemble, ces pylônes sont relativement imposants, mais se fondent étonnamment très bien au décor. Leur présence passe, pour la plupart du temps, inaperçue.
Le terrain sur lequel repose les pylônes est d’autant plus intéressant que les pylônes en eux-mêmes. Il s’agit d’une bande de plusieurs kilomètres de long et large de 100 mètres. Des quartiers résidentiels sont situés de part et d’autre du terrain. La plupart des résidences sont des blocs appartements, des duplex ou des triplex. Plusieurs arbres bordent le terrain, près des résidences. L’été, le terrain est laissé en friche et il n’est coupé que quelques fois durant la saison. L’hiver, la neige s’accumule au gré des tempêtes. Ce faisant, pour la majorité de cet espace, il semble s’agir d’un mort terrain dépourvu de vie. Pour reprendre les mots d’Augé (2010), ce terrain pourrait être qualifié de non-lieu (Augé 2010). Un espace standard, vide et stérile. Toutefois, est-ce vraiment le cas? En regardant de plus près, il est possible de se rendre compte que ce terrain, paraissant mort et hostile à la vie, fleurit d’assemblages.
Plusieurs sentiers improvisés par les humains traversent ces bandes de terrain. Malgré la neige, les gens décident de créer leurs propres raccourcis pour se rendre au supermarché avoisinant ou simplement dans un autre quartier. Au fil des passages, ces sentiers se solidifient au-dessus de la neige et peuvent être empruntés sans avoir peur de s’enfoncer. Même si les tempêtes recouvrent ces passages, les gens les rendent praticables à nouveau assez rapidement. En un sens, ces sentiers témoignent d’un travail collectif où tous les coconstruisent, un pas à la fois.
En plus de ces sentiers, le terrain est traversé par une rue dont la circulation est typique d’une rue de quartier. Des boîtes aux lettres sont en bordure de cette dernière, tout comme deux arrêts d’autobus. Également, plusieurs voitures sont stationnées dans l’accotement, sous les lignes électriques.
La présence humaine ne se limite pas qu’à des sentiers ou à des voitures. De nombreux déchets sont jonchés sur le sol, probablement transportés par le vent. Ce faisant, les canettes vides, les sacs de plastique et les emballages marquent le paysage de ces pylônes. À vrai dire, leur présence me paraît plus dérangeante que les pylônes comme tels. De plus, j’ai même eu l’occasion d’observer un motoneigiste prenant plaisir à parcourir ce terrain enneigé. Sur un autre plan, plusieurs personnes utilisent cet espace pour jouer avec leurs chiens. Généralement tôt le matin ou en soirée, certains apportent leurs chiens pour qu’ils puissent profiter du terrain pour courir, dépenser de l’énergie ou se faire lancer la balle. Les propriétaires restent souvent en bordure du terrain, car la neige est beaucoup trop haute, mais les chiens, eux, y trouvent un plaisir fou. Sans doute attendent-ils ce moment impatiemment chaque jour. Les chiens ne sont pas les seuls animaux à parcourir ce terrain.
Des oiseaux sillonnent le terrain régulièrement, que ce soient des mésanges, des corbeaux, des chardonnerets ou même un urubu. Ils se perchent sur les arbres bordant le terrain ou sur le pylône en tant que tel, peut-être guettent-ils de futures proies? L’hiver, la vie est plus au ralenti pour ces derniers, mais l’été ils semblent profiter allègrement du beau temps. Aussi, plusieurs écureuils et tamias rayés occupent le territoire. Ils se déplacent à travers le terrain et semblent établir résidence dans les arbres en périphérie de ce dernier. Enfin, de plus gros animaux habitent ce territoire. Pour la plupart, seules des traces de leurs pas sur le sol témoignent de leur passage, car il s’agit d’animaux nocturnes et discrets. L’été dernier, j’ai aperçu des moufettes et des marmottent arborant le terrain. Cet hiver, j’ai été en mesure de découvrir des traces de ratons laveurs, de lièvres et de chats errants. Il est intéressant de constater que ces traces se trouvent également près des sentiers que les humains empruntent. Jusqu’à un certain point, il serait possible d’affirmer que les animaux utilisent également ces sentiers et participent à leur solidification, voire leur construction.
Mon ethnographie permet de mettre en relief et critiquer le caractère « mort » de ce terrain. De prime abord, seuls les pylônes domineraient ce terrain. Ce n’est que regardant de plus près ce lieu qu’il est possible de se rendre compte que les assemblages sont omniprésents et que ces derniers sont à la jonction de l’humain et du non-humain dans la mesure où humains et animaux coconstruisent ce territoire. Il devient maintenant pertinent de discuter du soundscape et des fantômes.
Le soundscape peut être défini comme étant le paysage sonore, c’est-à-dire tous les bruits et sons prenant place dans un lieu précis (Whitehouse 2015). En l’occurrence, l’intérêt d’explorer le paysage sonore de mon ethnographie va permettre de révéler comment les sons s’interrelient et transforment notre conception de l’espace. À cet effet, Whitehouse (20 015) affirme que l’anthropocène a durablement changé la teneur du paysage sonore (Whitehouse 2015 : 53). En reprenant les propos de Bernie Krause, Whitehouse affirme qu’il existe trois catégories de son : géophoniques, les sons produits par l’environnement physique; biophoniques, les sons produits par la faune et la flore puis anthropophoniques, les sons générés par les humains (Whitehouse 2015 : 57). Il est d’avis de l’auteur que l’anthropocène nous a amené dans une époque où les sons d’origines anthropophoniques dominent tous les autres sons (Whitehouse 2015 : 57). Est-ce que cette prémisse tient la route dans le cadre de mon ethnographie?
Bien sûr, les pylônes sont caractérisés par leur imposant silence, mais les lignes électriques produisent un fort bourdonnement électrique, lequel varie selon le climat et la température. En fonction de ces variables, le son peut être très strident ou à peine audible. Aussi, la configuration lisse et allongée du terrain laisse le vent se frayer son chemin sans trop de difficulté, d’où un sifflement constant. Ce courant d’air transporte également le ruminement, les klaxons et les traumas sonores de la tôle froissée des voitures circulant sur l’autoroute Robert-Bourassa, non loin des pylônes. À cela s’ajoute le bruit de nombreux animaux, que ce soient des aboiements ou le chant des oiseaux. La nuit, il est même possible d’y entendre les querelles de chants errants. Enfin, les cris des enfants jouant dans la cour de leur école primaire située à proximité du terrain contribuent à la sonorité du paysage. Par conséquent, le portrait sonore de mon ethnographie ne laisse pas paraître une domination des sons anthropophoniques, comme le laisserait entendre Whitehouse (2015). Ce terrain semble plutôt caractérisé par un soundscape dynamique où humains et non-humains y trouvent leur note. Plutôt surprenant pour un soi-disant mort terrain, n’est-ce pas? La notion de fantôme permet également d’éclairer ces assemblages et coconstructions.
Imaginée par Ana Tsing, la notion de fantôme permet d’illustrer « vestiges and signs of past ways of life still charged in the present » (Tsing et al. 2017 : G1). En d’autres mots, ce concept fait référence à la manière dont des éléments du passé (fantômes) teintent le paysage. Certains sont visibles, d’autres non. Dans tous les cas, les fantômes témoignent de « multiple stories of landscape effects » (Tsing et al. 2017 : G8). Dans le cas du paysage dont j’ai réalisé l’ethnographie, les fantômes sont multiples. En effet, les pylônes et les animaux arborant ce terrain peuvent être considérés comme des fantômes.
D’une part, les pylônes en eux-mêmes peuvent témoigner des vestiges du passé. Ils témoignent d’une époque où l’État Providence était fort au Québec, où le développement hydroélectrique et les grands projets étaient mis de l’avant dans la Belle Province. Bref, une époque où le Québec avait des buts, de la volonté et des espoirs. Le contraste est plutôt flagrant avec le contexte social actuel, lequel est marqué par la montée des extrêmes, les politiques d’austérité et les tensions ethniques. En un sens, les pylônes sont les fantômes d’une époque révolue. Aujourd’hui, ils semblent pris pour acquis et se fondent dans le décor. Ils ne servent qu’à transporter l’électricité et ne sont plus vecteurs de l’idée d’une société québécoise tournée vers l’avant. Même l’imposant terrain sur lequel ils reposent semble oublié. D’autre part, la vie animale qui foisonne sur le terrain où siègent les pylônes peut être comprise comme un fantôme. En ville, il n’est pas commun de tomber sur des animaux, notamment des moufettes ou des ratons laveurs. Toutefois, ce grand espace laissé en friche abrite de nombreux non-humains. D’une certaine manière, ce sont des fantômes, car ils semblent invisibles et appartiennent à d’autres habitats. Peut-être appartiennent-ils aux habitats précédents l’installation des pylônes? À leur vue, il est possible de comprendre la symbiose que nous entretenons avec l’environnement et que, même pour un lieu paraissant dépouillé de vie, les non-humains y survivent. Nous sommes liés à ces derniers. Malgré toute notre volonté, nous sommes incapables de simplement les balayer en dessous du tapis, car ils semblent aptes à survivre dans le creuset et le sillon du capitalisme. Par conséquent, poser les pylônes et les animaux comme fantômes permet de comprendre que mon ethnographie regorge d’assemblages, lesquels sont à la jonction de la nature et de la culture.
Au final, dans la foulée du développement hydroélectrique du Québec, le paysage s’en est retrouvé transformé. En me penchant sur ces transformations par le biais de mon ethnographie, il m’a été possible de relever plusieurs points intéressants, notamment en ce qui concerne la socialité présente au sein de ce lieu naturel paraissant mort, tout comme la vie animale relativement foisonnante. En outre, le concept de soundscape et de fantôme m’a permis d’illustrer les interrelations entre les humains et les non-humains ainsi que les coconstructions de la nature. Tous ces assemblages nous rappellent que nous sommes en symbiose avec la nature et que notre avenir dépend de cet équilibre précaire. Bien qu’il s’agisse d’une recherche somme toute exploratoire, il serait pertinent de réaliser une ethnographie multisituée de plusieurs pylônes et terrains à travers différentes villes afin d’observer les multitudes d’assemblages entre humains et non-humains. Dans un sens plus large, une telle recherche pourrait permettre de démontrer à Hydro-Québec que ces lieux laissés en friche sont habités et modelés par des êtres de diverses natures et qu’ils gagneraient à être la cible d’aménagements, que ce soient des jardins communautaires, des terrains de jeux pour enfant ou même d’habitats pour animaux.
Bibliographie
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