Par Raphaël Benoit (23 avril 2020), ethnographie réalisée dans le cadre du séminaire Nature et environnement : Production et construction entre crises et espoirs de la professeure Sabrina Doyon (Département d’anthropologie, Université Laval)
En 1972, le livre Printemps silencieux de Rachel Carson dénonce l’utilisation du DDT en évoquant un printemps silencieux où les oiseaux disparus à cause de l’épandage de pesticides dans les champs agricoles ne chanteraient plus. Aujourd’hui, l’intensification du modèle agro-industriel apporte plusieurs problèmes environnementaux. Les oiseaux champêtres connaissent un important déclin de population et sont très menacés par les activités agricoles (Pennisi 2019; Robert et al. 2019 : 48). Or, plusieurs espèces d’oiseaux prennent avantage des changements dans le paysage agricole, ce qui inquiète plusieurs producteurs agricoles quant aux dommages que peuvent causer ces oiseaux à leurs cultures. Au Québec, la grue du Canada, la grande oie des neiges et le dindon sauvage sont reconnus comme des espèces de malheur pour les producteurs agricoles. Pour réduire les dommages de ces oiseaux dans les milieux agricoles, il faut opérer à un contrôle de la déprédation (Gareau et al. 2017).
Depuis quelques années, le dindon sauvage de l’Est (Meleagris gallopavo sylvestris), s’installe dans les milieux agricoles et forestiers du Québec. Grégaire, l’espèce est observée de plus en plus le long des routes boisées et dans les champs agricoles. La présence grandissante de cet oiseau corpulent faisant partie de la famille des gallinacés réjouit les chasseurs. Toutefois, elle inquiète certains producteurs agricoles qui craignent la déprédation de leurs cultures. Étant très visible de loin et pouvant atteindre un nombre imposant d’individus par groupe[1], l’oiseau frappe l’imaginaire et porte souvent à croire qu’ils causent d’importants dommages aux cultures comme le maïs, le soya, le blé ou le foin. Les dommages recensés sont généralement localisés et mineurs, mais pour certains producteurs agricoles, l’espèce est considérée comme une véritable nuisance (Lebel 2016b: 23; Gareau et al. 2017 : 5-6).
Devant ces changements dans nos relations avec les nouvelles espèces qui s’installent et s’étendent sur notre territoire, je m’interroge sur les manières dont les producteurs agricoles et les chasseurs de la région de Portneuf réagissent à l’arrivée du dindon sauvage et sur les manières d’exercer un contrôle et de gérer le vivant. Bref, il s’agit d’observer comment l’arrivée du dindon sauvage dans la région de Portneuf est inséré dans un processus de co-construction de la nature et s’il figure bel et bien comme « monstre », soit « the wonders of symbiosis and the threats of ecological disruption » (Tsing et al. 2017 : 2). Une recherche documentaire et un entretien semi-dirigé avec un agent de protection de la faune[2] de Portneuf du Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP), lui-même chasseur, m’ont permis de répondre à cette question.
Histoire
Abondant dans plusieurs États américains et en Ontario, le dindon sauvage a frôlé l’extinction au début du 20e siècle en raison de la perte d’habitats et de la chasse intensive engendrées par l’arrivée des premiers colons européens. Par la mise en place de programmes de relocalisation, l’espèce s’est peu à peu rétabli dans l’ensemble de son aire de répartition historique, et ce au grand plaisir des chasseurs. Depuis quelques années, avec le réchauffement climatique et la fragmentation des habitats (ouverture du milieu forestier et intensification des activités agricoles), l’espèce continue son expansion vers le nord et atteint plusieurs régions du Québec, notamment au sud. C’est en 1976 que le dindon sauvage est observé pour la première fois et c’est en 1984 que sont rapportées des preuves de nidification (Lebel 2016a : 6; Robert et al. 2019 : 158-159).
C’est en collaboration avec la Fédération québécoise des chasseurs et pêcheurs (FédéCP), que le MFFP mène, de 2003 à 2013, un projet de relocalisation du dindon sauvage afin d’accélérer sa colonisation en sol québécois, plus précisément dans les régions du Centre-du-Québec, de la Mauricie et de l’Outaouais. Aujourd’hui, l’accroissement de l’espèce résulte de l’expansion des populations naturelles environnantes qui sont soumises au Plan de gestion du dindon sauvage au Québec 2016-2023 (Lebel 2016a: 7). Ce plan de gestion répond aux enjeux suivants : la gestion du gibier, la pérennité de l’espèce, le développement de la chasse et la coexistence avec la faune. Pour ma part, ce qui m’intéresse est l’enjeu de la coexistence avec la faune dont le but est de « favoriser la cohabitation entre le dindon sauvage et les divers acteurs du milieu » (Lebel 2016b : 44).
Cohabiter le paysage agricole québécois
Le paysage agricole québécois est de plus en plus colonisé par les populations de dindons sauvages. La fréquentation de l’espèce dans les milieux agricoles représente un défi de cohabitation. Les dommages causés par le dindon sauvage peuvent être mineurs (ex. dommages à des mangeoires à oiseaux) et majeurs (ex. dommages à des biens agricoles), ce qui ne laisse pas les citoyens et les producteurs agricoles indifférents de la situation : « Quand ça entre dans un champ non récolté, par centaines, ça fait mal à la production », dit Mariane Paré, de l’Union des producteurs agricoles (UPA) en Estrie (Bérubé 2017). Les cas de déprédation, aussi minimes qu’ils soient, sont de plus en plus rapportés au MFFP et dans les médias. Toutefois, la présence récente et croissante des populations de dindon sauvage rend difficile le suivi de la tolérance des acteurs des milieux agricoles :
« Lorsque les agriculteurs ont observé moins de 20 dindons, la proportion de producteurs qui les apprécient, qui sont indifférents à leur présence et qui les considèrent comme nuisibles, est très similaire. Par contre, le pourcentage de répondants qui considèrent le dindon comme nuisible dépasse les 50 % lorsqu’ils ont observé́ de 21 à 40 dindons et demeure au-delà̀ des 70 % à partir du moment où ils ont observé́ plus de 40 dindons sur leurs terres. » (MFFP 2016b : 24)
Chose certaine, les pratiques agricoles (et autres activités) devront forcément s’adapter à l’augmentation accrue du dindon sauvage dans le paysage québécois. Dans le plan de gestion, les actions prévues à cet effet vont de l’acquisition de connaissances sur les tendances des populations de dindons à la sensibilisation des acteurs du milieu, en passant par la chasse sportive et la recherche de solutions à la déprédation (Lebel 2016b : 44).
Le dindon sauvage dans Portneuf
Depuis quelques années, le comté de Portneuf est fréquenté par le dindon sauvage. Personnellement, j’ai observé un groupe de dindons le long de la route 354 à Saint-Alban et un autre dans un champ agricole du village de Saint-Casimir. Plusieurs fois, j’ai entendu des témoignages comme quoi le dindon sauvage repoussait sa frontière au nord. Effectivement, selon la répartition des dindons sauvages dans les zones de chasse, la région de Portneuf, inclue dans la zone 27, montre une population de dindons en phase de colonisation du territoire (voir Figure 1). Selon l’agent de protection de la faune interrogé, les populations présentes dans Portneuf seraient les descendants des 450 individus relocalisées en 2008 en Mauricie lors du programme de relocalisation 2003-2013.
Malgré qu’on entende de plus en plus parler du dindon sauvage dans la région, les populations sont encore peu nombreuses et peu comparables avec les populations au sud du Québec. Selon mon répondant, les plaintes[3] des agriculteurs sont très rares et les chasseurs se réjouissent de plus en plus de la présence de l’espèce : « Il y a une interaction entre toi pis lui [le dindon]. À chaque fois que tu fais le yelp lui y s’en vient pis là le mâle va se pavaner, il va se tourner sur place, il va vraiment te faire un spectacle. […] C’est un art pis les chasseurs ont vraiment la piqûre, c’est le printemps, c’est la vie qui recommence. »
Dans la région, plusieurs agriculteurs trouvent l’espèce belle, quoi que surprenante, et font des ententes (souvent sous la forme de location) avec les chasseurs pour qu’ils viennent chasser dans leurs champs. Même si la déprédation demeure encore très faible, le dindon sauvage est bien établi dans la région et c’est la concertation des acteurs autour d’un plan de gestion qui permet de gérer l’espèce. Ainsi, pour favoriser la cohabitation agriculteurs-dindons-chasseurs, le plan de gestion prend la forme de « table faune » où plusieurs acteurs peuvent donner leur point de vue sur la question du dindon sauvage dans Portneuf (UPA, SAAQ, FédéCP, MFFP, etc.). Selon mon répondant, après les conditions hivernales, c’est la chasse qui reste le meilleur moyen de contrôler l’espèce : « Admettons qu’il y une population qui s’en vient assez élevée et que les agriculteurs la voient comme une nuisance, il va y avoir des ajustements. […] Je crois que la cohabitation ne sera pas un problème. […] On est là pour ça contrôler ces populations-là.»
Le suivi du dindon sauvage est assuré par une connaissance scientifique (repérage, baguage, pistage, prélèvements, etc.) qui permet des ajustements selon les tendances des populations et les enjeux de cohabitation. En ce sens, l’espèce est soumise à une biopolitique où la poursuite de connaissances autorise le sacrifice des individus (Collard 2018 : 923). Si le contrôle du vivant par la chasse semble faire ses preuves, mon répondant à tout de même soulevé le risque que comporte la réintroduction d’une espèce dans un milieu : « Quand tu viens réintroduire une espèce qui était absente pendant des années, bin il y a d’autres espèces qui ont pris la place aussi pis là tu viens chambarder ça. […] Ça peut être compliqué un écosystème et venir réintroduire une espèce […]. »
Cette affirmation suggère qu’au travers des dispositifs techno-scientifiques de contrôle des espèces, le vivant peut tomber dans des failles écologiques qui ultimement échappent aux humains. L’intrication des relations multiespèces, dont les symbioses sont très vulnérables dans les écosystèmes, peut être transformée par le sort d’une seule espèce (Tsing et al. 2017 : 5). Ces failles, où le contrôle des humains sur les non-humains est précaire, sont des terreaux fertiles d’émergence de « monstres ».
Conclusion
C’est en jetant un coup d’œil sur mon entourage – les relations entre les multiples formes de vie, voire le oikos (notre maison de vie partagée) – qu’il m’a été possible de faire cette ethnographie locale. Les transformations paysagères, tout près de chez moi, dans la région de Portneuf, sont assez frappantes lorsqu’on prend le temps de s’y arrêter : fragmentation du territoire, monocultures, disparition de plusieurs espèces animales et apparition de plusieurs autres. En pleine contemplation, j’ai été happé par ce « mal du pays sans exil » (Morizot 2019). Ainsi, le paysage est peuplé de formes de vie dont le statut est instable : le dindon sauvage est une de ces créatures.
Bien que cette créature nouvellement rétablie dans le paysage québécois réjouisse les chasseurs, elle inquiète certains agriculteurs qui voient (ou pourraient voir) la déprédation de leurs cultures. Dans la région de Portneuf, les dommages causés par les dindons sauvages sont minimes et l’oiseau est souvent considéré comme un ajout à la biodiversité locale. L’enjeu de la cohabitation agriculteurs-dindons-chasseurs ne semble pas conflictuel pour l’instant. Cependant, pour garantir un suivi des populations de dindons sauvages, un ensemble de dispositifs techno-scientifique doit être mis en branle, créant ainsi un nouveau sujet : un animal connaissable (knowable animal) pour reprendre le terme de Collard (2018 : 922), c’est-à-dire qu’il est bagué, tracé, pisté et prélevé, sans nécessairement se soucier de formes de violence plus subtiles dans la production de la vie animale. La gestion et la surveillance de l’espèce par les experts répondent à la promesse que les populations de dindon sauvage seront stables dans la région. Reste à voir si cette promesse peut être tenue même dans un contexte de transformations rapides où l’avenir écosystémique est précaire, voire « monstrueuse » (Tsing et al. 2017).
[1] Les groupes de dindons sauvages peuvent atteindre jusqu’à 50 individus pendant l’hiver! (Gareau et al. 2017 : 5)
[2] Prendre note que l’agent de la faune a accepté de faire un entretien pour parler de son expérience personnelle de la question sur son terrain de travail. Ses propos ne doivent dans aucun cas être considéré comme du savoir d’expert. Le nom de mon répondant restera anonyme.
[3] Les plaintes des agriculteurs arrivent souvent après les récoltes, soit à l’automne, à l’hiver et même au printemps, lorsque les dindons sauvages se nourrissent des grains tombés par terre ou des maïs résiduel (Gareau et al. 2017 : 6). Mon répondant a aussi mentionné que les dindons pouvaient s’approcher des bâtiments agricoles où l’on retrouve des amas de grains près des silos, ce qui dérangeaient certains producteurs agricoles.
Bibliographie
Bérubé, S., 2017, « Quand les dindons sauvages font des ravages », LaPresse. Consulté en ligne (http://plus.lapresse.ca/screens/4d407452-49c5-49fa-b2fa-075cae937c4e__7C___0.html), mars 2020.
Collard, R.-C., 2018, « Disaster Capitalism and the Quick, Quick, Slow Unravelling of Animal Life », Antipode, 50, 4: 910-928.
Gareau, P., Groulx Tellier, E. et J.-M. Veilleux, 2017, Guides des bonnes pratiques. Pour le contrôle de la déprédation animale en milieu agricole. Ambioterra pour Héritage Faune.
LEBEL, F., 2016a, Plan de gestion du dindon sauvage au Québec 2016-2023. Document synthèse, Direction de l’expertise sur la faune terrestre, l’herpétofaune et l’avifaune, Direction générale de la gestion de la faune et des habitats, Secteur de la faune et des parcs, ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs :1-122.
LEBEL, F., 2016b, Plan de gestion du dindon sauvage au Québec 2016-2023, Direction de l’expertise sur la faune terrestre, l’herpétofaune et l’avifaune, Direction générale de la gestion de la faune et des habitats, Secteur de la faune et des parcs, ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs :1-122.
Pennisi, E., 2019, « Billions of North American birds have vanished », Science, 365, 6459: 1228-1229.
Robert, M., M.-H. Hachey, D. Lepage et A. R. Couturier, 2019, Deuxième atlas des oiseaux nicheurs du Québec méridional. Regroupement QuébecOiseaux, Service canadien de la faune (Environnement et Changement climatique Canada) et Études d’Oiseaux Canada, Montréal.
Tsing, A., Swanson, H., Gan, E., et N. Budbandt, 2017, Arts of Living on a Damaged Planet. Minneapolis. University of Minnesota Press, Minneapolis.